Entre 1993 et 1996, 30 individus de sexe, âge et statut social variés ont été suivis
par la méthode dite du Focal Animal Sampling
(Altman, 1973). Les individus sujets à l'observation sont choisis à tour de rôle
et chacun est suivi de façon continue pendant une durée déterminée (ici une heure)
; ses trajets et comportements de marquage sont repérés et annotés sur un schéma
précis du territoire. On répète l'opération de façon à cumuler un minimum de dix heures par
individu.
Tests olfactifs: protocole général
Nous avons effectué des tests consistant à présenter aux marmottes résidentes d'un
groupe donné deux piquets de bois distants d'environ 50 cm, situés à la sortie d'un
terrier principal ; l'un est surmonté d'un tube à essai vierge (tube témoin) et l'autre
porte l'odeur que l'on désire tester (tube marqué) ; qu'elle soit intègre ou partielle
(voir 'nature des tests'), cette odeur provient toujours d'un groupe étranger (voisin
ou non du groupe testé). Au cours d'un test, trois variables sont particulièrement enregistrées : la probabilité de marquage sur le tube témoin et le tube marqué,
l'intensité de marquage (pris comme le nombre de frottements sur chaque tube) et
la durée de flairage des tubes (le temps pendant lequel les marmottes maintiennent
leur nez en contact avec le tube). Seuls les résultats concernant l'intensité de marquage seront
développés ici. Le test est arrêté dès que l'un des deux piquets est marqué, sinon
il est arrêté au bout de deux heures.
Ainsi, au total, neuf groupes familiaux différents ont été testés, 250 tests ont été
validés.
Nature des tests
(1) Tests bruts :
Ces tests préliminaires sont utilisés pour évaluer la ou les réponses comportementales
typiques des marmottes vis-à-vis de marques étrangères au groupe. On suppose donc
que l'information véhiculée par les marques est intacte. Deux protocoles successifs
ont permis la collecte des tubes marqués :
-'Tests Bruts'. Nous avons utilisé l'aptitude des marmottes à marquer tout objet présent
sur leur territoire en installant des piquets surmontés de tubes à essai vierges
sur des entrées de terriers principaux ; 24 ou 48 h plus tard, nous récupérions les
tubes couverts de marque odorante du 'groupe donneur', et ceux-ci constituaient les
tubes marqués au cours de tests dans d'autres groupes.
-'Tests Brut Mâle', 'Brut Femelle'. à partir de 1995, au cours de captures d'animaux,
nous avons récupéré les sécrétions odorantes directement au niveau de la zone glandulaire
temporale. Ces dépôts étaient destinés soit à être testés, soit à être conservés pour une analyse chimique en laboratoire. La connaissance de l'identité de l'émetteur
de la marque (âge, sexe, statut, groupe d'origine) permet alors d'en contrôler les
effets sur les congénères.
(2) Tests partiels :
Ces tests présentent tous la particularité de ne pas tester la totalité de l'odeur,
mais seulement une partie des composés chimiques de la sécrétion glandulaire; on
les nomme extraits ou fractions du dépôt brut.
* Extraits
.
Le choix de trois solvants, Ethanol (C2H5OH), Dichlorométhane (CH2Cl2) et Pentane
(C5H12), permet d'obtenir globalement une partition de la marque brute selon un gradient
d'affinité de moins en moins polaire des composés retenus. Ainsi, un tube portant
une marque jugale est lavé avec un solvant donné, et la suspension obtenue est ensuite
redéposée goutte à goutte sur un tube vierge, jusqu'à évaporation complète du solvant.
Ce dernier tube constitue le tube marqué dans les séries de tests appelées 'Extrait Ethanol', 'Extrait Dichlorométhane' ou encore 'Extrait Pentane'.
* Tests blancs
.
Trois nouvelles séries de tests (Ethanol pur, Dichlorométhane pur et Pentane pur)
ont servi de contrôle, dans lesquelles le tube marqué était recouvert respectivement
des trois solvants purs.
* Fractions d'extraits
.
Dès que l'un des extraits partiels s'avérait présenter une activité biologique significative,
celui-ci était alors à nouveau fractionné en deux grosses parties, selon deux méthodes
de chromatographie différentes (que nous ne détaillerons pas ici) :
- Utilisables sur le terrain, les mini-colonnes de chromatographie en phase liquide
('Sep-Pack') , nous avons pu obtenir deux fractions, l'une plutôt polaire et l'autre
plutôt apolaire, que nous avons testé séparément. Une série de tests avec le mélange
des deux fractions a constitué un contrôle de la technique. Ces trois séries se nomment
respectivement 'Polaire+', 'Polaire-' et 'Mélange'.
- En laboratoire, la Chromatographie en phase Gazeuse (GC) à colonne remplie apolaire,
sépare deux fractions sur un principe de gradient de masse moléculaire. Une fraction
possède les composés les plus volatils ('volatil+'), l'autre les plus lourds (volatil-). Ici, il est nécessaire de préciser que le regroupement des deux fractions, lui
aussi sujet à une série particulière de tests olfactifs ('fraction entière'), ne
coïncide sans doute pas avec l'extrait initial, car la Chromatographie en Phase Gazeuse
ne sépare et ne restitue que les molécules de moins de 40 atomes de carbone.
Résultats - Discussion
(1) Circuits de marquage
(voir Bel et al.
1995)
Il a été mis en évidence une forte diminution du taux et de la probabilité de marquage
au cours de la saison d'activité ; même si l'activité de marquage n'est pas nulle
après le mois de juillet et jusqu'à l'entrée en hibernation, elle semble toutefois
inféodée à la première partie de la saison. Le pic d'activité global s'observe au moment
de la reproduction, et une forte activité subsiste jusqu'à l'émergence des jeunes
de l'année ; un lien certain est à faire entre un tel comportement et l'état physiologique des animaux, particulièrement l'état hormonal, lui-même particulièrement saisonnier.
D'autre part, l'étude de la contribution au marquage dans le groupe familial a révélé
une prépondérance du couple adulte reproducteur, alors que la participation des subordonnés
en âge de se reproduire est très faible, et que celle des yearling
et des juvéniles est quasiment inexistante. L'expression de la dominance sociale,
même si elle n'est pas restreinte à ce seul comportement, s'affirme donc à travers
cette participation majoritaire au marquage du territoire.
Enfin, l'analyse spatiale du marquage a permis de montrer une distribution inégale
des marques au sein du domaine vital : alors que les terriers principaux sont saturés
de marques, les zones frontalières sont significativement plus abondamment marquées
que les zones internes.
S'il est admis chez les mammifères que le marquage olfactif est le plus souvent multi-fonctionnel,
il apparaît en tout cas important dans la défense du territoire, et des ressources
s'y rattachant, chez la marmotte alpine.
(2) Tests olfactifs
Le test non-paramétrique de Wilcoxon pour séries appariées a été appliqué sur la variable
intensité de marquage sur les tubes témoin/marqué (tableau 1).
Tableau 1. Résultats obtenus dans les différentes séries.
Nature du test olfactif | N total | n(1) | p (wilcoxon) | Résultat
|
Brut | 53 | 27 | 0,0036 | **
|
Brut Mâle | 26 | 21 | 0,0033 | **
|
Brut Femelle | 17 | 14 | 0,0123 | *
|
Extrait Pentane | 36 | 11 | 0,8551 | NS
|
Extrait Dichlorométhane | 24 | 11 | 0,2025 | NS
|
Extrait Ethanol | 65 | 33 | 0,0545 | *
|
Ethanol Pur | 13 | 5 | 0,2568 | NS
|
Dichlorométhane Pur | 11 | 6 | 0,4795 | NS
|
Pentane Pur | 9 | 8 | 0,3951 | NS
|
Fraction Polaire + | 7 | 2 | - | -
|
Fraction Polaire - | 7 | 1 | - | -
|
Mélange | 23 | 9 | 0,9416 | NS
|
Fraction Volatile + | 10 | 7 | 0,9156 | NS
|
Fraction volatile - | 12 | 6 | 0,4756 | NS
|
Fraction entière | 20 | 12 | 0,0101 | * |
(1) n est l'effectif pris en compte par le test de wilcoxon.
Les tests bruts montrent que les marmottes résidentes ont une tendance significative
à surmarquer plus abondamment le tube porteur du dépôt brut que le tube vierge, ce
qui constitue un bon indice de l'activité biologique de l'odeur présentée. Cet indice
va être le moteur de la recherche du ou des composé(s) entrant dans la composition
du message chimique.
La preuve faite de l'activité biologique des sécrétions glandulaires prélevées directement
sur les animaux capturés et anesthésiés confirme la localisation de la glande sécrétrice
: celle-ci recouvre bilatérallement une zone comprise entre les yeux et les oreilles, s'étendant en direction de la joue. Si d'autres auteurs ont déjà décrit
le système glandulaire apocrine chez les espèces du genre Marmota
(voir Blumstein & Henderson 1996 ; Rausch & Bridgens 1989) ils ont déterminé de façon
générale deux types de glande orale : l'une orbitale, l'autre commissurale. Mais
c'est ici le premier travail mettant en évidence le rôle exclusif (en tout cas suffisant!) de la glande dite orbitale (ou temporale) dans la signalisation et la communication
chimique de la marmotte alpine. Même si l'analyse précise du comportement de marquage
ne permet pas de distinguer deux types éventuels de marques (un même mouvement d'ensemble pourrait très bien mélanger les deux sécrétions), nos observations personnelles
n'ont jamais relevé la présence d'une glande active au niveau commissural, sur l'ensemble
des individus au cours de la saison d'activité.
Parmi les tests réalisés avec les extraits partiels, seuls les extraits à l'éthanol
sont apparus significatifs (alors que l'éthanol seul ne provoque pas de réaction
particulière, toujours du point de vue de l'intensité de marquage) : d'une part,
la partition du dépôt brut a montré le maintien de l'activité biologique dans un des extraits
partiels, en l'occurrence celui qui renferme les composés les plus polaires, d'autre
part les réactions différentielles vis-à-vis des trois types d'extraits renforcent
l'hypothèse que c'est bien la partie polaire de la sécrétion temporale qui semble jouer
un rôle prépondérant dans la communication chimique chez cette espèce.
Le fractionnement plus fin de cette portion du dépôt brut a donc été entrepris conduisant
à une partition en deux grosses fractions de deux façons différentes (voir méthodes).
A l'aide des mini-colonnes de chromatographie, comme à l'aide du Chromatographe en Phase Gazeuse (GC), on constate une perte de l'activité biologique de l'une
comme de l'autre fraction. Cependant, les tests olfactifs de contrôle réunissant
à nouveau les fractions conduisent à deux résultats différents : dans le cas des
mini-colonnes de chromatographie, le mélange n'incite pas lui non plus à un marquage plus intense
de la part des marmottes ; en revanche, la réunion des fractions séparées au GC retrouve
une activité biologique significative.
A ce stade, plusieurs explications peuvent être avancées :
Technique des mini-colonnes
:
il semble que le passage des extraits à l'éthanol (actifs) ôte toute activité biologique
aux échantillons, même si on réunit pour les tester ensemble toutes les fractions
issues de cette technique de séparation. La technique semble vraisemblablement inadaptatée à ce type d'échantillon ; en effet, elle ne permet sans doute pas d'éluer
totalement les composés présents. La colonne, malgré les divers solvants employés,
a pu retenir une certaine classe de composés ou simplement trop filtrer de molécules,
ce qui a pu produire un mélange ayant varié soit qualitativement, soit quantitativement
(concernant cette dernière hypothèse, il a été montré chez d'autres espèces une variation
de l'activité biologique dose-dépendante). Le test des deux fractions séparément
s'avère donc ici inutile et non interprétable.
Technique du GC en laboratoire
:
Plusieurs conclusions préliminaires font suite à cette expéri-mentation; premièrement,
la fraction entière issue de la colonne est active : les molécules les plus lourdes
(> C40) ne sont donc pas nécessaires à la formation du message; la question de la
volatilité des signaux chimiques reste néanmoins posée, et de nombreux travaux traitent
de cette question dans le domaine de la communication animale. Deuxièmement, une
partition simple en deux moitiés, que l'on a qualifié de plus et de moins volatile,
supprime l'activité biologique ; le signal n'est donc certainement pas le fait d'une
molécule mais d'un ensemble, lequel semble lui-même constitué de composés de masse
moléculaire variée. Enfin, le fait d'avoir trouvé un outil d'analyse restituant les
composés principaux du message de nature phéromonale justifie également les analyses chimiques
qualitatives/quantitatives des extraits à l'éthanol entreprises sur ce même outil.
(3) Composition chimique de la sécrétion glandulaire
Grâce à la collecte directe des gouttelettes de sécrétion sur les animaux pris individuellement,
une analyse qualitative et quantitative a pu être entreprise, les conditions de concentration
et de pureté de la substance étant réunies.
Les résultats préliminaires confirment la grande complexité chimique de chaque échantillon:
un minimum de 30 molécules a pu être retrouvé de façon systématique chez tous les
individus. L'identification chimique indique la présence de familles mléculaires
très variées, telles par exemple les acides carboxyliques, les aldéhydes, esters,
cétones ou encore les stéroïdes. Bien que les profils individuels ne soient pas encore
assez nombreux pour permettre une vérification statistique, la variabilité inter-individuelle des profils semble importante, laissant supposer l'existence d'une signature
odorante individuelle. D'autres travaux déjà entrepris sur d'autres rongeurs, tel
que le castor canadien (Castor canadensi
s), tendent à valider de tels résultats (voir Müller-Schwarze et al.
1986). Néanmoins, un gros travail reste à poursuivre dans ce domaine sur la marmotte
alpine.
Bibliographie
- Bel M.C., Porteret C. & Coulon J. 1995.
- Scent deposition by cheek-rubbing in the Alpine
marmot (Marmota marmota
). Can. J. Zool
., 73(11): 2065-2071.
- Blumstein D.T. & Henderson S.J. 1996.
-
Cheek-rubbing in golden marmots (Marmota caudata aurea
). J. Zool., Lond
., 238: 113-123.
- Coulon J., Allainé D., Graziani L., Bel M.C. & Pouderoux S. 1993.
- Bilan des captures-recaptures
dans la réserve de la grande Sassière. In Actes de la deuxième journée d'étude sur la marmotte alpine,
Ramousse R. & Le Berre M. eds., Lyon : 61-68.
- Müller-Schwarze D., Morehouse L., Corradi R., Zhao C.H. & Silverstein R.M. 1986.
- Odor
images: responses of beaver to castoreum fractions. In Chemical Signals in Vertebrates IV
, Duvall et al. eds., London & New-York, Plenum Press: 561-569.
- Perrin C., Coulon J. & Le Berre M. 1993.
- Social behaviour of Alpine marmots (Marmota marmota
): seasonal, group and individual variability. Can. J. Zool.,
71: 1945-1953.
- Rausch R.L. & Bridgens J.G. 1989.
- Structure and function of sudoriferous facial glands
in the Nearctic marmots, Marmota
spp. (Rodentia: Sciuridae). Zool. Anz.,
223(5/6): 265-282.
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