Denis NEBEL, Adrien DUQUESNE & Geoffroy JUIN
Office National des Forêts, Réserve du Mont-Vallier, Maison forestière ndeg. 1, 09140 Seix.
Résumé : La Réserve Domaniale du Mont-Vallier, superficie d'environ 9000 ha, abrite 3 couples d'aigles royaux. La reproduction des aigles est suivie depuis 1989 sur les trois sites connus de la Réserve ainsi que sur un site en bordure de Réserve. La superficie des différents territoires occupés par chaque couple a été déterminée à partir des observations de terrain. En 1993, du 16 avril au 11 juillet, nous avons réalisé des observations rapprochées d'une aire d'aigle à partir d'un affût. Lors de 39 journées totalisant 18 heures d'observation, nous avons pu identifier 26 des 28 proies apportées par les adultes aux poussins. Nous avons abordé l'analyse du comportement des oiseaux au nid. Mots-clés : Aquila chrysaëtos, élevage, poussins, alimentation, Marmota marmota, Pyrénées.
Abstract: Behavioural observations of the golden eagle
Aquila chrysaëtosin Mont Vallier Nature Reserve (Ariège,
France).
Three golden Eagle pairs live in the State Reserve of Mont-Vallier, area of
9000 ha. The eagle breeding is surveyed since 1989, on the three known sites in
the Reserve and on an extra neighbouring site. The territory area of each pair
was determined from field observations. In 1993, from 16th April to 11th July,
39 days counting 187 hours of close observations from a hide of an eagle nest
allowed us to identify 26 out of the 28 preys brought by the adults to the
chicks. We begin the analysis of the nest behaviour.
Key-words: Aquila chrysaëtos, breeding, chicks,
feeding, Marmota marmota, Pyrenees.
Des couples supplémentaires viendront-ils s'installer? Si oui, pourra-t-on déceler une relation avec l'abondance, l'augmentation et la réparation des proies citées plus haut? Quelles sont les proies les plus importantes dans le régime alimentaire de l'aigle, sur le suivi démographique desquelles il convient de focaliser les observations? Comment les territoires de chasse des divers couples s'organisent-ils dans l'espace, se recoupent -ils en raisonde la densité? Laissent-ils des parties de la réserve peu prospectées ou peu défendues, vacantes pour des sujets juvéniles nés dans la réserve, ou immigrants? Le succès de reproduction de ces 4 couples est-il suffisant pour laisser penser que la réserve est un foyer de dispersion de l'aigle royal pour les territoires environnants? Est-il au contraire assez faible pour qu'on soupçonne la manifestation de mécanismes d'autorégulation densité-dépendants? Cela se traduit-il au niveau du comportement territorial ou du comportement au nid?
Pour collecter progressivement les éléments de réponse à ces questions que nous devons nous poser en tant que gestionnaire de l'écosystème, nous avons mis en place un programme d'observations à long terme. Toutes les observations d'aigles sur la réserve et ses abords sont notées depuis 1987. Le suivi de tous les nids en période de reproduction est assuré depuis 1989. En 1993, une cache disposée près d'un nid a permis de décrire très en détail les comportements d'incubation et d'élevage des jeunes. En 1994 et 1995, des observateurs en contact radio se sont relayés de vallon en vallon pour suivre les vols de chasse des adultes nicheurs.
Nous présentons les premiers résultats de ces actions menées grâce aux moyens propres de l'Office national des Forêts (région Midi-Pyrénées) établissement public qui gère la Réserve Domaniale du Mont-Vallier pour le compte de l'État propriétaire.
La Réserve du Mont-Vallier est essentiellement utilisée par quatre couples reproducteurs (fig. 1). Cependant, de nombreux aigles non résidents (pour la plupart immatures, 113 sur 580 "contacts" soit 20%) y ont été observés. Dans 7 cas, des comportements violemment agonistiques (prise de serres en vol) dirigées du résident vers le non résident ont été observés, de mars à juillet. D'autre part, les quatre territoires étudiés jouxtent, à l'Est, à l'Ouest et au Sud des territoires occupés par d'autres couples. Les domaines vitaux cartographiés semblent donc être en totalité des territoires défendus par les couples. La taille des quatre territoires (moyenne 51 km2, Tab. 1), paraît relativement petite comparée à ce qui est noté dans d'autres régions. Dans trois des territoires, la forêt couvre environ 50% du domaine. Clouet (1981) cite des territoires de 90-130 km2 dans les Pyrénées. Dans les Alpes suisses, Henninger (1986) donne une moyenne de 89 km2 sur un échantillon de 18 couples. Dans les Alpes Bernoises, les territoires des couples ont été évalués à 84 km2 (Jenny 1992).
Sur l'ensemble des quatre territoires nous dénombrons environ 2400 isards, soit une densité de 11,6 isards au km2, il semble que cette forte disponibilité alimentaire soit une explication possible à la faible superficie des territoires des aigles sur le Vallier.
Tableau 1. Superficie des territoires occupés par les couples d'aigle royal, dans la réserve de 1989 à 1995 | Tableau 2. Exposition et altitude des nids d'aigle royal dans la Réserve | ||||
Désignation du couple | Surface du territoire km2 | Nid | Expositions | Altitude | |
"r" | 71 | "a" 1 | SO | 1430 | |
"e" | 55 | "a" 2 | Se | 1150 | |
"a" | 35 | "s" 3 | S | 1450 | |
"s" | 45 | "s" 4 | SO | 150 | |
"e" 5 | N | 1400 | |||
"e" 6 | SSO | 1430 | |||
"r" 7 | N | 1720 | |||
"r" 8 | N | 1520 |
En 1993, lorsque les 4 couples ont niché en même temps, les distances entre 2 nids consécutifs étaient : 4,8 km, 3,9 km et 7,5 km, soit une moyenne de 5,4 km entre 2 sites de nidification.
De 1989 à 1995, nous avons pu suivre un total de 14 nidifications pour les 4 couples résidents. Le tableau 3 donne le détail des événements observés. Sur 14 nidifications, nous avons observé 6 jeunes à l'envol, soit une productivité moyenne de 0,43 jeune/couple/an. Cette productivité est plutôt faible comparée à celle citée par différents auteurs : 0,53 dans les Pyrénées françaises (Clouet et Pompidor 1986), en Navarre 0,57 à 0,85 (Fernandez 1991).
Tableau 3. Suivi de la reproduction de l'aigle royal, en Réserve Domaniale du Mont-Vallier (Ariège, France) de 1989 à 1995.
Couple | "a" | "e" | "r" | "s" |
1989 | * 1 poussin éclos début mai | non observé | non observé | non observé |
* 1 jeune à l'envol | ||||
1990 | non observé | non observé | non observé | non observé |
1991 | * pas de nidification | non observé | non observé | non observé |
1992 | * 1 poussin éclos début mai mort le 13 juin | * 1 poussin éclos début mai envol le 8 juillet | non observé | non observé |
1993 | * 2 poussins éclos le 4 mai | * 1 poussin éclos fin avril | * 1 poussin éclos début mai | * 1 poussin éclos fin avril |
* 1 poussin tué par l'autre le 14 mai | * envol le 11 juillet | * envol le 7 juillet | * mort du poussin le 28 avril suite à la chute du nid | |
1994 | * pas de nidification | * pas de nidification | non observé | non observé |
1995 | * abandon du nid par les adultes | * pas de nidification | * 1 poussin éclos début mai | * pas de nidification |
* envol le 11 juillet |
Les conditions météorologiques, notamment la pluviométrie en période d'incubation, semblent avoir une influence sur le succès de la reproduction de l'aigle (Fernandez 1991), Clouet & Pompidor 1986). Un autre facteur mis en avant pour expliquer la faible productivité des aigles dans les Pyrénées centrales est la faible disponibilité potentielle en proies vivantes sur les territoires (Clouet 1981). Cette hypothèse ne peut être retenue pour notre zone d'étude, où la densité moyenne en isards est importante grâce à la protection du milieu depuis 1937. Il apparaît plus vraisemblable d'expliquer la faible productivité constatée par la manifestation d'une autorégulation démographique densité-dépendante. Henniger et al. (1986) a établi dans les Alpes que la productivité est d'autant plus élevée que la densité est faible.
Figure 2. Durées journalières d'observation rapprochée d'un nid d'aigle royal en Réserve Domaniale du Mont-Vallier (Ariège, France) en 1993.
Si l'on admet qu'à cette saison les aigles sont actifs 12 heures par jour, l'échantillonnage du comportement ainsi recueilli représente 18% de l'activité. La figure 3 visualise les proportions du budget-temps que les oiseaux ont consacré aux principales activités.
Figure 3. Durées cumulées des diverses activités observées sur un nid d'aigle royal en Réserve Domaniale du Mont-Vallier (Ariège, France) du 16 avril au 13 juillet 1993 (en % des 184 heures d'observation).
L'activité de couvaison et réchauffement du poussin dans ses
premiers jours est essentiellement concentrée entre le 16 avril
(début du suivi) et le 14 mai. La femelle assure 85% de cette
activité.
Les séquences de couvaison et réchauffement du
jeune varient entre 20 minutes et 5 heures, avec une moyenne de 64 minutes
(n=57). Du 22 mai au 7 juin, nous avons observé quatre autres
périodes de réchauffement des jeunes de 30 minutes en moyenne,
puis plus rien jusqu'à l'envol. Durant les 187 heures du suivi, les
adultes étaient présents 47% du temps. La femelle assure 76% des
soins au poussin sur le nid. Les adultes ne sont pratiquement jamais ensemble
sur le nid, ils se succèdent et se trouvent réunis au nid
qu'à de très rares occasions qui ne durent que quelques secondes
en général. En fin de période de couvaison du 16 avril au
3 mai, les oeufs sont restés seuls au nid 8 fois durant 1 à 15
minutes maximum, moyenne 11 minutes. Après l'éclosion des deux
oeufs, qui a eu lieu le 3 mai, et jusqu'à l'envol du juvénile,
les poussins sont restés 46% du temps seuls au nid.
Sur 78 périodes durant lesquelles les poussins sont restés seuls au nid,
la durée d'absence des adultes a varié entre 5 minutes et 8
heures (le 20 mai). La durée moyenne d'absence des adultes était
de 65 minutes (n=78).
Nous nous sommes aperçus le 5 mai qu'il y avait 2
poussins au nid, et dès cette date nous avons observé des
bagarres entre eux. Le plus gros a le dessus sur le plus petit, qui ne parvient
même pas à se défendre.
Entre le 5 mai et le 12 mai, sur 36 heures 15 d'observation, les poussins se sont battus durant 71 minutes. Durant la seule journée du 12 mai, le plus gros des poussins a mené 55 minutes d'attaque contre le plus petit, soit 123% du temps d'observation (7 heures 45). Cette journée, la femelle a assisté à 45 minutes de combat sans intervenir, sauf pour remettre, d'un coup d'aile, le
plus petit au centre du nid alors qu'il allait tomber dans le vide sous les
assauts répétés de son frère. En fin de
journée, le plus petit , qui n'a pas mangé, avait le dos
déplumé et saignait. Le 14 mai, le plus petit gît au fond
du nid sous des matériaux. Nous ne saurons pas ce qu'il est devenu par
la suite.
Le fratricide chez les rapaces a été maintes fois
décrit et de nombreuses hypothèses explicatives ont
été évoquées (Ellis 1979).
Dans les
Pyrénées, on a rarement observé l'envol des deux aiglons
(Clouet et Pompidor 1986, Fernandez 1991), ce qui laisse à penser que ce
comportement est très ordinaire.
Les deux adultes, durant le suivi, ont
consacré 0,66% du temps d'observation (76 minutes) à l'apport de
matériaux, pour consolider et améliorer le confort du nid. Cette
tâche est assurée à 96% par la femelle. En début de
période jusqu'au 14 mai, ce sont essentiellement des herbes
sèches qui on été rapportées par la femelle. Elle
arrache l'herbe avec son bec et la transporte dans ses serres. A partir du 14
mai et jusqu'à l'envol, ce sont des branches de hêtre
feuillées qui sont déposées au le nid. En moyenne, ces
branches mesurent 40 à 50 cm de long pour 1 cm de diamètre. Les
oiseaux se laissent tomber, serres en avant sur des hêtres afin de casser
la branche convoitée.
Deux fleurs ont été
apportées, une indéterminée, et un asphodèle entier
avec racine et fleur.
Durant la période d'observation au nid, nous avons pu constater que la femelle assure le nettoyage de l'aire. Nous avons observé le transport d'une patte d'isard, et d'une pelote de rejection de poussin hors du nid. Ces matériaux ont été évacués et dispersés, au hasard, dans la forêt contiguë au nid. De même, les adultes n'ont pas déposé leurs propres pelotes dans le nid.
Durant la période d'observation, 28 proies ont été
dénombrées, dont 26 ont été identifiées.
Le
tableau 4 en donne le détail.
Proie | Nombre | Poids unitaire en g | Poids total en g | % du régime (en poids) |
---|---|---|---|---|
Isard | 8 | 4000 | 32000 | 81,42 |
Mammifère ind. | 1 | 2200 | 2200 | 5,6 |
Surmulot | 1 | 500 | 500 | 1,28 |
Grand Tétras | 1 | 2000 | 2000 | 5,09 |
Geai | 1 | 170 | 170 | 0,43 |
Pic noir | 1 | 300 | 300 | 0,76 |
Pigeon | 1 | 210 | 210 | 0,53 |
Perdrix | 2 | 350 | 700 | 1,78 |
Passereau | 1 | 20 | 20 | 0,05 |
Oiseau ind. | 1 | 100 | 100 | 0,25 |
Couleuvre | 1 | 190 | 190 | 0,48 |
Vipère | 4 | 150 | 600 | 1,54 |
Orvet | 2 | 80 | 160 | 0,41 |
Grenouille | 3 | 50 | 150 | 0,38 |
Total | 28 | 39300 | 100 |
Nous avons assisté à l'apport de 17 de ces proies au nid. Le
mâle a rapporté trois fois plus de proies que la femelle
(respectivement 11 et 4), alors qu'il est absent du nid environ six fois plus
de temps que la femelle.
Il est à noter que nous n'avons pas vu d'apport
de marmottes au nid, alors que cette proie est très souvent citée
par les différents auteurs qui ont étudié le régime
alimentaire de l'aigle dans les Alpes (Haller 1966) ou les
Pyrénées (Clouet 1981).
La marmotte est bien
représentée sur le territoire du couple que nous avons
étudié (environ 80 individus), mais elle ne semble pas trop
recherchée par l'aigle. L'introduction assez récente de la
marmotte n'a peut être pas permis à l'aigle de se
spécialiser sur ce type de proie? La bonne disponibilité en
isards lui suffit sans doute pour assurer l'ordinaire.